- RUSSE (MUSIQUE)
- RUSSE (MUSIQUE)«C’est le peuple qui crée la musique, et nous sommes des «arrangeurs» à son service», déclarait Glinka qui, même s’il eut quelques précurseurs, tel A. Verstovski, fut bel et bien le «père» de la musique russe, le fondateur d’une école nationale, durant la première moitié du XIXe siècle. Et Glinka écrit encore: «Par les liens légitimes du mariage, je voudrais unir le chant populaire russe et la bonne vieille fugue d’Occident.» Tous les grands compositeurs russes (le groupe des Cinq, Tchaïkovski, Stravinski, Prokofiev, Chostakovitch) se sont réclamés de Glinka; c’est à travers ce dernier et, par conséquent, à la lumière de l’art populaire qu’apparaissent le mieux les principales particularités de l’école russe.Un peuple au tempérament musicalIl est chez les Russes un instinct et un besoin inné de musique, dont il existe dans l’histoire deux exemples célèbres: en l’an 591, une armée grecque partie à la conquête de certaines régions du sud de la future Russie s’y heurte à des troupes tatares et fait de nombreux prisonniers parmi lesquels se trouvent des Slaves originaires du littoral de la Baltique; ils ne sont pas armés, ils ne possèdent que des gouslis , c’est-à-dire des instruments de musique à cordes pincées, dont ils jouent très volontiers pour faire plaisir à leurs vainqueurs; interrogés par ces derniers, ils déclarent n’avoir jamais appris à se battre autrement qu’avec leurs poings et ignorer tout du maniement des armes. En 921, meurt, en Bulgarie, un riche négociant russe venu là pour traiter des affaires; ses compagnons déposent des gouslis dans son sépulcre afin que, dans l’autre monde, le défunt puisse charmer les esprits par sa musique et obtenir leur mansuétude...Ces deux seuls exemples illustrent bien l’importance primordiale et instinctive attribuée par les Russes à la musique, depuis toujours. Naturellement exubérant, le Russe éprouve le besoin de chanter ou de danser ses émotions. Pourtant, la musique russe passe pour être une des plus jeunes: on lui accorde généralement à peine deux siècles d’âge. Elle est, en effet, une des plus récentes du point de vue d’un art «savant» et élaboré, bien que ses premières manifestations remontent à l’origine même du pays.Dès les Ve et VIe siècles, la future Russie (elle n’a pris ce nom qu’au IXe siècle) a bénéficié de l’influence des apports culturels des Grecs dont les colonies s’étendaient jusqu’à Kiev et même au nord de la grande capitale méridionale. Puis, en 988, au moment de sa conversion au christianisme, elle s’est placée sous la tutelle spirituelle de Byzance qui a donné l’éveil au sens esthétique des Slaves, guidé leurs premiers pas en peinture (les icônes) et en musique, en leur enseignant ses modes et ses chants antiphoniques, ces lointains précurseurs du contrepoint. Enfin, à Novgorod où se tenait, au XIe siècle, un des plus riches marchés d’Europe, se retrouvaient des Scandinaves, des Orientaux, des Allemands, des Français, des Hongrois et des Italiens. Chacun apportait sa civilisation, sa culture, ses légendes, sa musique, et les Russes en profitaient largement. Beaucoup d’entre eux pratiquaient cinq ou six langues; dans les palais princiers s’organisaient de véritables «cours d’amour» où rivalisaient entre eux musiciens et poètes – la Russie semblait être promise au plus bel avenir artistique.Mais, au XIIe siècle, l’évêque Cyrille Tourovski vit en songe des démons armés de flûtes, de gouslis et de tambourins, qui, sous le commandement de leur chef, prétendaient l’entraîner dans leur ronde infernale. Le prélat interpréta ce songe comme un avertissement céleste et décréta, à son réveil, que la musique, héritée depuis peu des païens (depuis moins de deux siècles!), était une émanation de l’enfer, dont l’audition et la pratique devaient être interdites aux vrais croyants. L’ensemble du clergé, dont l’influence auprès des princes était considérable, soutint Cyrille Tourovski, si bien que les authentiques créateurs, aèdes, rhapsodes, poètes et musiciens, furent soumis à une alternative: ou bien ils demeuraient dans les villes et les cours princières, mais se résignaient à se transformer en bouffons, en skomorokhi ; ou bien, quand ils refusaient de se soumettre et de trahir leur idéal, on les déportait. Beaucoup, prenant les devants, préférèrent s’expatrier dans quelque province lointaine pour y poursuivre leur œuvre créatrice et mourir inconnus, anonymes pour la postérité, mais vivants dans leur œuvre transmise par cette sorte de musée en perpétuelle évolution qu’est l’art populaire. Cette «décentralisation» explique la prodigieuse richesse du fonds populaire, sa relative homogénéité, le fait aussi qu’on retrouve dans l’extrême Nord des chants où renaissent le Midi, Kiev et sa civilisation.De la sorte, ne subsista plus qu’une tradition orale où se conservaient des vestiges tellement importants qu’une fois redécouverts ils ont pu servir à former toute une école de musiciens «savants», à commencer par Michel Glinka (1804-1857). Quoi de plus probant que l’exemple d’un Borodine ou d’un Moussorgski: n’ayant jamais suivi les cours d’un conservatoire, il leur a suffi de connaître les sept notes de la gamme pour composer, créer des mélodies, des harmonies. Les chants populaires, dont fut bercée leur enfance, leur ont communiqué insensiblement une science empirique et un instinct particulier: si l’on réunit quatre Russes, ils chanteront spontanément à quatre voix!Bien des particularités ont résulté du «retour aux sources» effectué par Glinka: un double retour aux sources, puisqu’il s’agit aussi bien des chants proprement populaires que de ceux de l’Église orthodoxe russe, les deux offrant d’ailleurs bien des points communs.Chants populairesLes chants populaires remontent au paganisme ensoleillé tel qu’il était pratiqué sur le plateau de l’Iran. De tous les cultes païens d’Europe, celui des Slaves est resté le plus fidèle aux origines, les noms des divinités étant souvent les mêmes. Leurs incantations, leur adoration de Yarilo, le dieu-Soleil qui chasse l’hiver et féconde la Terre, ont été pénétrées d’un optimisme ardent et leur ont inspiré des airs vifs et dansants. Elles ont développé en outre leur goût du panthéisme et fertilisé leur imagination qui, derrière chaque objet et derrière chaque forme, leur fait entrevoir un mythe, une action, et peuple la nature d’êtres fabuleux, d’esprits ou de génies. Ce ne sont généralement pas des chants à proprement parler, mais plutôt des jeux, des rondes, etc. Assez rudimentaire, l’Olympe des premiers Slaves, qui furent essentiellement un peuple d’agriculteurs, se fondait sur le culte du Soleil et de la Terre: de là, tout un cycle de chants et de rites saisonniers – un calendrier qui débutait dans la nuit du 24 au 25 décembre (cette nuit-là, «le Soleil virait vers l’été») – célébrait successivement le retour du printemps, celui de l’été, les moissons et le Nouvel An qui, jusqu’à l’époque de Pierre le Grand, fut fêté en septembre.Que peut-on dire de ces premiers chants, d’un point de vue musical? En règle générale, leur ligne mélodique, très simple, évoluait dans les limites de la tierce, de la quarte, exceptionnellement de la quinte. Elle procédait d’une cellule brève, probablement dérivée des formules magiques ou incantatoires des premiers rites païens. Pour que s’organise et se développe cette ligne mélodique rudimentaire, il faut attendre l’influence des chanteurs «savants», formés dans les villes ou les cours princières, qui introduisirent la note sensible, que très singulièrement, dès le XVIIe siècle, on appelait en Russie la note bleue – exactement comme dans les blues ! On s’aperçoit ainsi que les chants populaires russes ne connaissent ni majeur, ni mineur, ni tonique, ni dominante, mais utilisent trois gammes de quatre tons – l’une dorienne (mi, fa, sol, la), l’autre lydienne (do, ré, mi, fa) et la troisième phrygienne (ré, mi, fa, sol) – qui peuvent s’enchaîner en sept degrés aux intervalles diatoniques. Cela à telle enseigne que la présence du chromatisme dans une mélodie doit faire douter de l’authenticité d’un chant populaire russe, ou, du moins, de son ancienneté. Ces premiers chants étaient optimistes. D’autres apparurent plus tard, hérités de l’oppression tatare longue de quelque deux siècles – des complaintes dont la beauté musicale touche vivement une oreille occidentale et contribue à entretenir la légende de l’«âme slave». Les gémissements de la fiancée ou de la veuve inconsolables, les plaintes des paysans, dont les champs ont été ravagés, ont inspiré des pages si émouvantes qu’Alexandre Pouchkine a pu écrire (en simplifiant un peu les choses): «Depuis le dernier des cochers et jusqu’au premier des poètes, nos chants sont mélancoliques...»Il faut ajouter à cela une caractéristique d’ensemble qui a tellement frappé les premiers auditeurs européens occidentaux de la musique de Glinka et de ses successeurs: les rythmes, issus de la prosodie populaire, sont d’une totale liberté, de même que la mélodie qui s’y est adaptée; il en résulte de fréquents changements de mesure à l’intérieur d’un même morceau (comme chez Stravinski!), ainsi qu’une prédominance des rythmes impairs.Chants sacrésL’influence des chants d’église sur les compositeurs russes, surtout sur Glinka et Moussorgski, a été aussi considérable que celle des chants pouplaires. Ces chants sont originaires des régions de Kiev et de Novgorod – les plus évoluées de l’ancienne Russie –, et la musique populaire a joué un rôle très important dans leur composition. Ils ont toujours été exécutés a capella , afin que la seule voix des fidèles monte vers le Seigneur (mais aussi parce que tous les instruments de musique, rendus suspects par leurs origines païennes, étaient considérés comme «maudits»: on en fit régulièrement des autodafés, jusque sous le règne d’Alexéï Mikhaïlovich, le père de Pierre le Grand!). Leurs lointaines origines gréco-syriennes sont les mêmes que celles des chants grégoriens, mais ils ne sont parvenus en Russie qu’après avoir traversé la Bulgarie de Siméon le Grand et subi de notables modifications. On y compte huit modes, adaptés aux exigences du calendrier ecclésiastique et passablement hybrides, dont les équivalents très approximatifs pourraient être le phrygien, le lydien, le myxolydien, le dorien, l’hypophrygien, l’hypolydien, l’hypomyxolydien et l’hypodorien. Ils se distinguent en principe des chants populaires en ce sens que ces derniers, comme on l’a fait remarquer, se fondent sur trois gammes différentes de quatre tons, tandis que les chants d’église répètent trois fois les mêmes intervalles (sol, la, si, do – do, ré, mi, fa – fa, sol, la, si) et utilisent dix degrés au lieu de sept.Glinka et la musique russe modernePour créer une école nationale, Glinka a fait des emprunts à l’Occident, surtout à l’Italie, qu’il a longuement visitée et beaucoup aimée, et à l’Allemagne – il a fait des études à Berlin, sous la direction de Siegfried Dehn (1799-1858), un élève de Beethoven. À la première, il devait le goût des mélodies bien chantantes, qu’il a transmis à ses successeurs; à la seconde, une science de l’harmonie qui lui a surtout servi à bâtir une harmonie russe, établie sur une parfaite connaissance des chants populaires (on peut y relever, de même que chez les Cinq, une abondance des quintes dominantes et des accords de 7e incomplets; en outre, elle doit son individualité à l’utilisation de modes populaires qui déterminent souvent une écriture «hors du ton»). D’autre part, en adoptant des formes occidentales, il les a assouplies; il a emprunté aux chants populaires russes leur amour de l’impair et fait en sorte que les périodes elles-mêmes ne soient plus carrées, comme chez les maîtres classiques. Enfin, «ma fantaisie effrénée n’a jamais pu se passer de données précises» a déclaré Glinka, précurseur de Moussorgski; à sa suite, les compositeurs russes ont d’abord écrit des œuvres à programme, des opéras de préférence (la musique populaire était fondamentalement vocale), si bien que les Russes ont tardé à se manifester dans le domaine de la musique «pure», symphonique ou instrumentale. Mais, pour la même raison, la richesse vocale, surtout chorale, de la musique russe est considérable. Dans les opéras occidentaux, les chœurs se présentent souvent comme des «numéros introduits», insérés et qu’on pourrait supprimer sans porter de grave préjudice, du moins au déroulement de l’action. Au contraire, chez les Russes, en raison de leur conception populaire du drame lyrique, le chœur est un personnage essentiel, actif et efficace, toujours en situation, et de toutes ses voix conjuguées surgit une entité animée d’une puissance élémentaire qui vibre, s’émeut, prend part à l’action et la conduit autant que les solistes.L’image d’un «père de la musique russe» est aussi séduisante que simpliste. Il n’y a pas de génération spontanée, et il est bien évident que la musique russe n’est pas née du jour au lendemain, au début du XIXe siècle. En fait, depuis ses origines, elle a connu une existence souterraine et presque clandestine (du moins en ce qui concerne la musique profane), limitée au peuple – tellement était profond le fossé qui séparait les classes dirigeantes des classes dirigées. Certes, dans les milieux aristocratiques, on pratiquait la musique, surtout depuis le règne de Pierre le Grand, monarque qui, selon ses propres termes, avait voulu «percer une fenêtre vers l’Europe»; mais tout l’art «officiel» était entièrement confié à des étrangers, venus d’Italie, d’Allemagne et de France, et il a fallu les grandes campagnes de Napoléon, surtout celle de Russie, pour que des liens réels se renouent entre les diverses classes, pour qu’on redécouvre la richesse du fonds populaire et qu’on en tolère l’exploitation. Entreprise par Glinka et Alexandre Dargomyjski (1813-1869), celle-ci a été poursuivie par le groupe des Cinq (Cui – Balakirev – Borodine – Moussorgski – Rimski-Korsakov) et Tchaïkovski, quoique dans des conditions différentes: les Cinq étaient des autodidactes, des instinctifs, tandis que Tchaïkovski avait fait des études complètes dans un conservatoire calqué sur ceux d’Europe occidentale. Ces musiciens eurent pour successeurs immédiats ceux qu’on a parfois appelés «les grands épigones», c’est-à-dire Serge Rachmaninov (1873-1943), Alexandre Glazounov (1865-1936), Anatole Liadov (1855-1914), Nicolas Tcherepnine (1873-1945), Nicolas Medtner (1879-1951), Anton Arenski (1861-1906), Serge Tanéïev (1856-1915), dont le plus grand souci fut de renforcer les positions acquises par leurs devanciers et d’«universaliser» la musique russe – de là, un nationalisme et un «exotisme» moins évidents.Alexandre Scriabine (1872-1915) fut l’un des grands précurseurs de Stravinski et de Prokofiev ainsi que de la musique contemporaine dans son ensemble. Après avoir successivement admiré Chopin, puis Wagner et Liszt, Richard Strauss, Debussy et Ravel, il subit une influence spirituelle considérable de Nietzsche et de Schopenhauer et rêva d’une musique qui fût «un grand mystère cosmique». Une telle conception nécessitait des moyens d’expression nouveaux, et Scriabine les a créés audacieusement, brisant toutes les formes et toutes les structures harmoniques traditionnelles. Ainsi, à l’harmonie classique, basée sur la tierce, il en a substitué une autre, fondée sur la quarte qu’il considérait comme consonante; de même que Debussy, il a étendu l’échelle des harmonies; il a joué des accords comme l’imprimeur joue en polychromie avec ses couleurs de base, et construit des partitions entières à partir d’un seul accord utilisé dans toutes ses ressources mélodiques et harmoniques, dans tous ses renversements. Les musiciens sériels l’ont parfois revendiqué comme un de leurs précurseurs; en fait, Scriabine n’a jamais rien systématisé et s’est borné à obéir à son instinct. Mais on comprend qu’un autre grand mystique novateur, Olivier Messiaen, ait pu éprouver tant d’admiration pour son œuvre, car il existe bien des points communs entre ces deux créateurs. On retiendra parmi ses œuvres: 2 Symphonies (1891, 1903), Poème divin , Poème de l’extase , Prométhée ou le Poème du feu (1910); Concerto pour piano ; 12 sonates pour piano, 24 études, 85 préludes, poèmes et pièces diverses.La musique russe contemporaine compte parmi ses précurseurs Igor Stravinski, Serge Prokofiev, Dimitri Chostakovitch, Dimitri Kabalewski, Aram Khatchatourian, Guéorgui Sviridov, Nikolaï Roslavets et Ivan Wyschnegradsky; elle est représentée de nos jours par Valentin Silvestrov, Edison Denisov (1929-1996), Alfred Schnittke, Sofia Goubaïdoulina et Elena Fisova.
Encyclopédie Universelle. 2012.